• La bête et le bossu

    Au commencement, la Mode créa la Fashion Victim ». A l’occasion de cette petite Genèse remaniée, questionnons un peu ce mot magique que nous appelons « mode ». Magique, car nous percevons en fait la mode, particulièrement vestimentaire, à la manière d’une puissance divine manipulatoire, faisant de tout consommateur un mouton mi-passif mi-béat berné par la carotte des grandes marques. Tout se passe au fond comme si, en puissante divinité nommée, la Mode donnait ainsi naissance à autant de petits fanatiques sacrifiant sur l’autel du vêtement les restes d’un âme déjà consumée car consommée. C’est ainsi que, en sciences humaines, on parle de « pensée magique » lorsque, par caricature sans doute, l’on attribue à un phénomène la puissance, toute occulte, de faire naître comme par magie chez un individu des désirs irrationnels inconscients, ainsi du désir d’être « à la mode ». Par exemple, on dira de la fashion que son achat de la dernière petite robe à la mode relève non d’un choix libre mais d’une attitude de petit pantin docilement servile n’aimant le rose que parce que telle marque est parvenue à lui faire croire que « Pink is in ! ». C’est là tout un procédé de dramatisation critique qui frise la paranoïa! 

    A y voir plus clair, en fait, il est bien vrai que la mode est partout, et non dans la seule penderie de la « Fashion », mais elle ne dupe, au fond, personne. Enfin… presque ! S’il est une victime de la mode, ce n’est pas la Fashion errant allèchement devant les vitrines toutes cossues des grands magasins, mais bien plutôt celui qu’on nomme le « baba cool », en bref, celui qui se dit contre la mode. Car non seulement la baba cool attitude, autrement nommée hippie attitude, est rentrée il y a bien longtemps au Panthéon des modes vestimentaires les plus portées, érigeant dreadlocks et pantalons rayés en codes esthétiques incontournables, mais encore l’existence même d’une mode « marginale »  est interdépendante de l’existence d’une mode dite « normale ». En effet, si, selon Georg Simmel, « la mode appartient à ce type de phénomène qui dans l’intention visent une diffusion toujours plus étendue […] mais qui se contredirait et s’anéantirait en parvenant à ce but absolu », alors, au fond, la mode a besoin du marginal. Pour comprendre ceci, il faut voir que le principe même d’une mode, qu’elle soit-elle, est de générer une distinction entre individus en faisant émerger, par un comportement grégaire limité, un groupe lié par un même style : le baba cool n’existe ainsi qu’en tant que volonté de distinction vis-à-vis du « fashion system ». Du coup, si le principe même de la mode est de stimuler les stratégies de distinction sociale, alors le marginal est la contrepartie logique et la condition même de possibilité du normal. Au fond, se dire contre la mode, c’est, plus que jamais, rendre service à la mode, car c’est entrer dans son jeu. 

    Quel est donc ce jeu ? Poser cette question, c’est poser la question du sens même du vêtement. La naïveté serait de croire que la volonté de se vêtir est née d’un souci pratique, désir de se protéger es intempéries et du froid par exemple, tant et si vrai que, s’il y a là peut-être une des raisons de la naissance du vêtement, elle ne suffit en rien à expliquer l’effervescence esthétique qui caractérise ce dernier. C’est ainsi que, si le hippie nous affirme bien hautainement ne sélectionner ses vêtements qu’en fonction de l’aisance qu’ils permettent, encore faudrait-il savoir ce qui motive le choix du pantalon thaïlandais au détriment du très pratique jogging, qui fait pourtant l’admiration des skateurs, « street » et même joggeuses à chihuahua. En réalité, le sens du vêtement est essentiellement d’ordre symbolique, pour la valeur distinctive qu’il rend possible, donnant la possibilité à tout être humain, en choisissant son pelage, de se construire une petite identité ni factice ni futile. Le choix d’un vêtement, c’est toujours en fait pour ainsi dire un choix existentiel, un choix de soi. On ne s’habille pas baba cool, on est baba cool. La mode, de son côté, en créant des dynamiques grégaires dont au fond personne n’est dupe, rend possible des identifications de groupes, par lesquelles nous construisons notre appartenance à une certaine classe d’élection, à une certaine vision des choses, à un certain mode de vie. Réconciliant pulsion individualisante et pulsion socialisante, la mode ainsi exclut par la distinction stylistique qu’elle opère et inclut par le mimétisme vestimentaire qu’elle initie.

    Alors, quelle news philo aujourd’hui ? La Bête et le Bossu, eux aussi, s’habillent en Prada…

    Texte habillant la mode par Clémence Chastan, illustrations, Marine Chastan


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